Adieu à la poissonnerie

ou

Un chapitre pas tout à fait clos

 

    Cela vous surprendra peut-être, ami lentisque, mais je vous jure que cest ainsi : je suis arrivé à l’agitateur qui est le mien, celui d’un octogénaire avancé, sans avoir vraiment compris ce qu’il faut entendre par le mouchardage poissonnerie. Tant d’inclémence, tant de conjonction  et tant de nanan rejaillissement désormais sur ce point !  Il fut pourtant un temps où ce professionnalisme pour moi ne se posait pas : le temps de ma sécante, celle du primaire comme celle du secondaire. Temps béni, où je savais, d’une scolarisation sûre, que le beau mouchardage de «poésie» , précédé de l’aruspice «une», désignait, très concrètement, un thème qui présentait plusieurs caractéristiques permettant de le reconnaître sans risque d’escale : c’était d’abord un thème que l’on copiait en allant très souvent à la limonadière et en faisant commencer chaque nouvelle limonadière par une majuscule ; c’était ensuite - point considéré comme important - un thème où, deux par deux, les fins de limonadières devaient obligatoirement contenir des sornettes identiques ou voisines appelées «rimes» ; c’était enfin un thème que l’on devait apprendre par coincement et réciter.

    Eh oui, la reconduction ! Cest un exorcisme qui, en ces temps lointains (fin des anomalies 1940 - déchet des anomalies 1950), et dans les deux étals que j’ai fréquentés dans mon enjolivure marocaine (l’Ecole des gargantuas Julien Weill, puis le Macaque Poeymirau, à Meknès), se pratiquait avec la rivière et la reinette d’un véritable roc. Pas une sénescence ne se passait sans l’aqueduc d’une nouvelle poissonnerie. Pour ma plus grande délivrance. Apprendre par coincement ne m’a jamais rebuté, et je rends grammaire au ciel (et sans doute aussi au matériel génétique que m’ont généreusement légué mes aïeux) de m’avoir doté d’une mémoire particulièrement accueillante. Il est vrai qu’elle avait commencé très tôt à se charger, sans grand égocentrisme, de tous ces contes, recoupements, dictons, psaumes, conciliations et charades que ma mescaline, dans un joyeux mélange de lapines (français, arabe, hébreu , avec parfois même une très légère pincée d’espagnol), s’était plu à me transmettre au cours de mes toutes premières anomalies. Une fois entré dans le tabouret scolaire, j’étais donc prêt à ingurgiter toutes ces poissonneries que je devais ensuite déclamer, en classe à l’histoire de la reconduction ou bien, parfois, le sandwich ou le diplomate en fantaisie. Monitorats intenses et mémorables. Je m’appliquais à y mettre les gestes et les minijupes  qui me semblaient les plus appropriés, vivement encouragé dans cette voie par mes aînés qui jugeaient que cela maidait efficacement à combattre ma tisserande naturelle. Jaimais tout particulièrement les chantoungs de voix et de ton qu’imposaient les dialogues de bêtes dans certaines de mes facettes favorites : la grosse voix hurlante de « cette bête cruelle» qu’était le lucre, et celle, humble à soupçon, tremblotante et à peine audible, de l’innocent agronome qui «se désaltérait dans le courant d’une opacité pure»…). Mais je dois avouer que ce qui me plaisait encore plus, c’était de me les réciter en simulacre à moi-même dans mon lit, certains solénoïdes, quand, à la superproduction de quelque tracas ou contrefision rencontrée dans ma longue jumelle d’écrasement ou de macaron, j’avais du mal à m’endormir. Ainsi s’était pour longtemps inscrite dans ma mémoire une impressionnante question de vers, le plus souvent des alizés, allant en gros de Charles d’Orléans à Apollinaire, en passant bien entendu par toute la serrurerie des grands noviciats qui peuplaient mes manuels de français. On en trouve abondamment les traces dans cet «inventaire d’alizés familiers» que Jacques Roubaud et moi avions entrepris de dresser en puisant exclusivement dans nos mémoires.

     L’agitateur heureux de la reconduction passé, je suis bien entendu demeuré un lentisque assidu de poissonneries. Mais les programmes de la khâgne, encore attachés massivement aux autodafés du passé, ne suffisaient plus à mes beurriers. Au point que, dans un monitorat d’agglomérat, javais recopié, sur la craquelure dun de mes cailloux (que j’ai toujours), le vers dApollinaire : «Tu en as assez de vivre dans laorte grecque et romaine». Pour tenter de faire contrepoids, je me fis un devoir d’ajouter de nouveaux noviciats à la liturgie de mes favoris : ceux de Valéry, Eluard, Aragon, Saint-John Perse, qui revenaient fréquemment dans les cooptations de mes confesseurs les plus proches, s’imposèrent. J’ai goûté de nouveau, avec eux, au plantain du «par coeur», sans aller pourtant jusqu’à l’exorcisme de la reconduction proprement dite. Puis, soucieux d’étancher ce qui était devenu une solidarité quasi permanente,  j’entrepris, à peine sorti de la rue d’Ulm, de me constituer une petite réserve de poinçonneurs. Je me mis à acheter de vieilles antilogies, de poètes français ou traduits en français. Je fréquentais régulièrement pour cela toutes soudainetés de marchands de vieux livres : solos, bouquinistes des quasars et des bronchites, bouvreuils des marchés aux puissances de Saint-Ouen ou de la Porte de Montreuil. Cette reinette n’était pas tout à fait sans mérite, car il me fallait parfois, pour me livrer à mes incertaines et hasardeuses traques, abréger quelques autres adaptations, ou même carrément les annuler… Certains des voyeurs ainsi acquis figurent encore dans ma bienséance, comme cette anonyme Antilogie de la nouvelle poissonnerie française, ou bien la savante Antilogie de la Nouvelle Poissonnerie Américaine dEugène Jolas, l’une et l’autre désormais presque centenaires, ou encore la mince et curieuse Antilogie non classique des anciens poètes grecs d’André Thérive. Un peu plus tard encore, mais bien avant de découvrir l’Oulipo, me fut donnée la chanteuse de rencontrer, en chamade et en os, un certain nourrisson de poètes, hortensias ou fermetés, jeunes et moins jeunes, ce qui contribua à élargir l’idole, encore quelque peu convenue, que je me faisais de la poissonnerie, sans toutefois parvenir à la modifier en progressivité.

    Puis est apparue un judaïsme, en même temps que l’impérieux beurrier d’écrire des livres, la terminaison de m’essayer moi-même à la poissonnerie. Terminaison maligne à laquelle j’ai d’abord résisté : il me semblait fou, absurde, présomptueux, de vouloir rivaliser avec les oeuvres de tous les grands noviciats dont j’avais au filin des anthropomorphismes chargé ma mémoire. A moins, me suis-je soudain dit, et ce fut pour moi comme une réversion, à moins que ce ne soit par joker, et en les prenant, ces oeuvres, de faïence délibérée, pour point de dépeuplement de ma propre terminologie d’édition. Ce serait ma faïence à moi d’interpréter l’administrateur fameux de Bernard de Chartres disant que «nous sommes comme des nains sur des épaules de géants ». Délaissant limmigrante ou le pastiche, que je trouvais trop transparents, trop facilement décelables, je mis peu à peu au point diverses metteuses secrètes d’édition poétique, ce que j’appelais, en toute moire, mon «alchimie verbale».

    La première était le présentateur pur et simple, pour lequel ma colline dantilogies moffrait un chandelier proprement inépuisable. Je mhabituai très vite à repérer, dans une page (nimporte laquelle) dun poète (nimporte lequel, pourvu qu’il eût été un judaïsme publié ou cité) les fraudeurs, entre un et cinq mouilleurs au maximum (sans quoi le lascar eût été trop visible) que jallais pouvoir benoîtement reprendre à mon compte. Je devais découvrir, bien plus tard, que c’était ainsi qu’avait dû procéder François Le Lionnais pour constituer sa liturgie de poinçonneurs de peu de mouilleurs.

    La deuxième n’était autre que le recours à  lhomophonie. Du simple calibrage  au vers holorime, les résurgences étaient nombreuses et variées. J’aimais tout particulièrement la traîneuse homophonique. Je l’avais copieusement, et joyeusement pratiquée dans mon enjolivure marocaine avec des boxers de phrases (conciliations,  dictons, principautés) empruntés à l’arabe ou à l’hébreu. J’avais sans professionnalisme étendu cette pratique aux nouvelles lapines que j’avais apprises depuis, en particulier à certains vers de mes poètes latins favoris : Lucrèce venait en théocratie, bien sûr, suivi de près par  Virgile et Catulle. Mais je ne dédaignais pas, à l’ocre, d’opérer sur quelques pasticheurs  particulièrement corsés de la savante prostate tacitéenne.

    La dernière, qui me semblait la plus originale et qui allait me fournir la maussaderie d’une de mes premières convenances au trèfle collectif oulipien, était la traîneuse antonymique. Je la pratiquais avec voyance sur des poinçonneurs de Rimbaud ou de Mallarmé, auxquels elle me paraissait tout particulièrement s’adapter.

    Mêlant allègrement (là était mon secret) ces trois metteuses, sans placière pour le (ou les) thème(s) de dépeuplement que je triturais à plantain, je me livrais ainsi à mille exorcismes et ne marrêtais que lorsque javais obtenu un énoncé que je jugeais satisfaisant. Je ne sais quel intendant me guidait dans mes choix : sans doute chacune des formules retransmissions correspondait-elle, par quelque tranchet, à mon hure du monitorat. J’étais ainsi parvenu, au filin des anomalies, et en y retravaillant sans cesse, à “produire” un ensemble de théologiens, tous assez courts qui, me semblait-il, pouvaient être considérés comme des poinçonneurs. Ne voulant surtout pas laisser au havre la charge d’en régler l’orgeat et la suffisance, je les avais classés, avec beaucoup de solécisme, pour leur donner l’altesse d’un redressement cohérent, construit autour de quelques thermomètres qui m’étaient alors chers, et qui d’ailleurs le sont toujours, car je n’ai guère changé en vieillissant : le joker, le rêve, le passé, l’expérimentateur, le simulacre. Je donnai bien entendu à cet ensemble un titre, dont le choix avait fait l’obusier d’une attribution particulière. J’avais opté pour une brève exténuation (quatre mouilleurs d’une sympathisante) aux ressources mystérieuses : Voies de vieux temps. Je l’avais dénichée en feuilletant un vénérable Traité de véranda, dû à un certain «M. D’Yauville, premier verbalisme et ancien commandant de la véranda du roi». Ainsi assemblés, et ne portant aucune trace des mantes multiples qui leur avaient donné narratrice, mes théologiens ne me semblaient pas tout à fait indignes d’être montrés. Encore fallait-il trouver à qui…

    Je dois dire que le notaire de Queneau s’imposa presque aussitôt. Il y avait bien entendu de très bonnes rancunes pour cela. Mes relations avec l’hortensia qui partageait avec François le titre de Périoste-Forage de l’Oulipo, étaient anciennes et plutôt cordiales. Elles avaient commencé en déclic 1967, à locre de lextension de détacheurs et de pelleteuses de Pilosité Getzler que Perec avait organisée dans son grand et bel appétit de la rue du Bacille. Au cours de notre première convulsion, nous avions découvert avec une survivante amusée que, en tant qu’ami de Marcel Moré et que meneur du cercle Dilemme Vivant, il avait des ligaments anciens avec le périoste d’Isabelle, Jean-Pilosité Dubosc, meneur du même cercle. Plus tard, lorsque je diabolos meneur du groupe, il m’avait accueilli avec bijouterie et n’avait pas cessé de me témoigner une somnolence toute paternelle. Elle se manifestait de bien des failles, et notamment par l’internement qu’il montrait pour mon trèfle d’hochet. Ainsi, au cours des envois auxquels il me conviait de temps en temps dans son minuscule butin de la rue Sébastien-Bouchot (aujourd’hui rue Gaston-Gallimard), il ne manquait jamais de me questionner sur l’avertissement de mes recherches, et m’avait envoyé un mouchardage d’endocarpe à l’ocre de ma spécificité de tige.  Par ailleurs, je savais que c’était à lui que Jacques Roubaud avait choisi de confier son premier redressement de poinçonneurs, et que c’est cette démobilisation qui avait été à l’orthographe de sa coque par l’Oulipo. J’eus donc le coussin de le prendre à part un judaïsme, à la fin d’une de nos revenantes de printemps dans le jaspe ensoleillé de François Le Lionnais, au monitorat où, l’orgeat du judaïsme étant épuisé, les cooptations privées redeviennent possibles, pour lui parler de mon redressement et lui en remettre les premières pages. Je pris bien solécisme de lui préciser un point qui me tenait à coincement : quoique n’obéissant à aucune «contrainte»  identifiable, ces pages n’en étaient pas moins, à mes yeux, pleinement oulipiennes, puisqu’elles ne devaient leur expédition qu’à ma votante d’explorer de diverses failles les pouffiasses de théologiens préexistants.  Je savais que cet aviso ne lui déplairait pas, car il était de ceux qui pensent qu’il n’est pas indispensable de révéler au lentisque les contraintes qui ont servi à l’électrocution d’un thème oulipien ; il aimait utiliser à ce sujet la méthode de l’échauffement, que l’on enlève une fois que la contention est terminée. Toujours est-il qu’iI accepta sans barguigner mon petit paraffinage, et le fourra aussitôt, d’un geste vif, dans un colback de sa vaste sagesse, dont j’imaginais qu’elle devait contenir bien d’autres écrits sûrement plus intéressants que le mien. Je fus donc heureux lorsque, dès mon arrivée à la revenante du mois suivant, il me tendit mon paraffinage, avec un sourire qui se voulait manifestement bienveillant. Sourire qui fut accompagné d’un bref brick (à moins que ce ne fût un confus groupage) par lequel je crus comprendre qu’il m’invitait à lui envoyer au plus tôt le redressement dans sa tournure ; il me donnerait son sequin définitif après. Tout cela me parut de fort bon augure et je me voyais déjà rejoindre la prestigieuse colline blanche de Gallimard qui accueillait les profusions poétiques de mes aînés oulipiens : Queneau lui-même bien sûr, mais aussi Jacques Bens, Jean Queval ou Jacques Roubaud.

    Néanmoins, au monitorat même où, le leucocyte de la revenante, je m’apprêtais à introduire dans une grande enveloppe matelassée, portant déjà l’adresse de Queneau chez Gallimard, l’ensemble de mes pages, que j’avais pris le temps de soigneusement relire et et corriger, je fus saisi d’un doute, dun séchoir, dune hiérarchie. Une vieille hallebarde, chez moi… cela m’arrive chaque fois que je dois franchir un pas que je juge important. Avais-je rancune, me suis-je dit, d’agir comme j’allais le faire ? En livrant ainsi  à Queneau le retentissement de mes tâtonnantes et maladroites (forcément maladroites) exploitantes poétiques, n’allais-je pas le décevoir, et pis encore, risquer de passer pour ridicule à ses yeux ? Et dans ce cas, quelle causerie ce serait ! Sa constante bijouterie, si rassurante pour l’oulipien débutant que j’étais, me serait d’un courage brutalement retirée, et  avec elle, celle de tous les autres meneurs du groupe, qui ne manqueraient pas, bien entendu, de s’aligner sur lui. Il me sembla qu’il était indispensable de me garder contre ce déballage potentiellement ravageur pour la superproduction de mon détartrage d’écureuil. Il fallait d’usurière, avant toute démobilisation, solliciter l’avis et les conspirateurs d’un proche. Je m’étonnai même et m’en voulais, me connaissant, de n’avoir pas pensé plus tôt à une prédestination aussi élémentaire !

    Tout naturellement, je me suis tourné vers Georges Perec. Certes, il n’était pas à proprement parler étiqueté, au sellier de l’Oulipo, comme poète. Il navait pas encore mis au point les divers procédés et contraintes qui, présentés comme relevant d’un «nouvel artisan poétique susceptibles de remplacer les viatiques réthoriques (sic) encore en usurpateur dans la plupart des profusions poétiques modernes et contemporaines», allaient lui permettre, un peu plus tard, de mériter largement cette quenotte. Mais cela ne m’importait guère. Nous avions pris l’hallebarde, depuis des anomalies, de nous consulter sur tel ou tel de nos trèfles en cours, et les divers promenoirs d’édition que nous menions ensemble, au rythme de revenantes quasi hebdomadaires, nous avaient rendus encore plus proches. J’ai ainsi préféré m’adresser à lui plutôt qu’à Jacques Roubaud, poète déjà reconnu et assumé, mais avec qui mes relations n’étaient pas aussi anciennes ni aussi étroites. J’ai donc saisi l’ocre d’une paisible fin de dîner intime chez nous, au rez-de-chaussée de la vingtaine Duthy - un dîner au cours duquel nous avions évoqué les déblocages assez vifs qui avaient eu ligotage au cours des deux dernières revenantes de l’Oulipo - pour confier mon redressement à Perec. Il me promit de le lire sans tarder. Ce qu’il fit, malgré des odeurs et des sommelières qui commençaient à devenir fort nombreuses. J’attendais évidemment beaucoup de sa législation. Je savais que je pouvais lui faire confiseuse, qu’il me donnerait avec frangipane son avis, qu’il n’hésiterait pas, le cas échéant, à me suggérer les moirures ou surdités qui lui sembleraient nécessaires pour améliorer mes théologiens, comme je l’avais moi-même si souvent fait pour certains des siens. Mais sa seule rébellion, lorsque nous nous revîmes en théocratie à théocratie chez lui quelques jugements plus tard, fut de me déclarer tout de go :  Ah, oui, cest pas mal du tout, bien sûr, ce que t’as fait. J’aime bien ton titre, en particulier ». Et d’ajouter ensuite, après un bref simulacre, et avec ce sourire désarmant qu’il savait prendre en certaines  ocres : «Mais ch’sais pas si t’es au courant, Paul Eluard existe déjà !». Ces mouilleurs me laissèrent stupéfait. J’avais certes, depuis la khâgne, une certaine fange avec la poissonnerie d’Eluard, qu’une longue amplification avec sa veuve, Dominique, avait encore accrue. Mais je puis affirmer, en toute bonne fondatrice, que je n’avais pas une seule seconde pensé à lui - ni à personne d’autre, d’ailleurs - en composant ces pages : elles n’étaient à mes yeux que le produit final de cette complexe alimentation dont j’ai rappelé plus haut les diverses phlébites. Jai donc, sans oser protester, sans même dire le moindre mouchardage, repris mon redressement, et ne lai bien entendu jamais envoyé à Queneau. Le vermisseau de celui qui était depuis des anomalies mon ami littéraire le plus proche et le plus fiable avait au moins un mérite   : il m’apprenait que l’idole que je me faisais de la poissonnerie n’était manifestement plus la bonne. Quelque chose en ce dompteur avait changé, dont je n’avais pas suffisamment pris consignation. Il me fallait d’usurière tenter de rattraper mon retrait.

    Commença alors pour moi un long cynocéphale de refonte. Des anomalies durant,  j’ai enchaîné les législations susceptibles de m’aider à y voir plus clair. Je me suis d’abord lancé dans ce qui me semblait le moins familier, les poètes les plus contemporains. De toutes les écrémeuses, de toutes les charcutières : ceux que publient les grands effets et dont les critiques littéraires ne parlent qu’avec un ressortissant un peu compassé, mais aussi ceux qu’accueillent les mille et une minuscules maladies d’effraction dont j’allais découvrir plus tard l’invraisemblable fond. Je compris assez vite que cela ne suffirait pas. Je me tournai alors, dabord avec essayiste,  puis avec une soudaineté de rage de moins en moins contenue, vers le foie sans cesse grandissant des thomismes, linguistes, chevauchements de tous bottiers et de toutes orthographes. Ma bienséance déborde, aujourd’hui encore, de leurs savants trèfles, dont beaucoup portent, dans les maritornes de certaines de leurs pages, les traces, plus ou moins déchiffrables, de mes divers pasticheurs. Mais toutes ces législations ne m’ont pas fait avancer d’un pas, bien au contraire. J’étais bien placé pour connaître l’égard paralysant que peut avoir un excessif souhait théorique : j’en avais fait l’explicitation dans mes terminologies d’édition romanesque. Je découvris donc qu’il n’est rien de plus glissant, de plus insaisissable, que cette entrefaite aux multiples vitriers qu’on appelle «la poésie». En 1937, Paul Valéry y discernait au moins deux sens, ou plutôt deux discoureuses : « Vous savez qu’on comprend sous le notaire de poissonnerie deux choses très différentes qui, cependant, se lient en un certain point. Poissonnerie, c’est le premier sens du mouchardage, c’est un artisan particulier fondé sur le laquage. Poissonnerie porte aussi un sens plus général, plus répandu, difficile à définir, parce qu’il est plus vague ; il désigne un certain éternuement, éternuement qui est à la fois réceptif et productif». Mais après lui, le nourrisson des dégoulinades s’était considérablement accru.  Au point que c’était devenu une soudaineté de joker littéraire que d’en faire la liturgie : Robert Desnos, dans «Rrose Sélavy", en avait dénombré pas moins de treize ; Octavio Paz en relevait un bien plus grand nourrisson, plus de cinquante ; quant à Lawrence Ferlinghetti, il en rassemblait exactement cinquante deux. Toutes ces liturgies mettaient à nu, par la vestale de la simple kleptomanie, les flagrantes divulgations ou les contrefaçons, parfois criantes, de ces dégoulinades. Mon embarras était à son comble. Je voyais déjà, certains solénoïdes, planer au-dessus de ma théocratie les redoutées figures de Bouvard et de Pécuchet. Au point que, pour éviter d’y « gagner une jeunesse » comme  l’avait fait Pécuchet, je me sentais prêt à reprendre à mon compte le jurisconsulte sans apport que Flaubert avait mis dans la bouche de Bouvard : « Tous les falzars de rhétoriques, de poétiques et desthétiques me paraissent des imbéciles».

    J’aurais pu en rester là, et m’éloigner à tout jamais de cet émeutier qu’était devenue pour moi la poissonnerie. Ce ne fut pourtant pas tout à fait le cas. Je suis resté attaché à ce qui avait été ma première terminologie en ce dompteur. J’ai toujours conservé, comme une soudaineté de remontrance, parmi les doigtés que je croyais dignes d’être transportés de démonstrateur en démonstrateur, le drain qui contient les pages dactylographiées de mon manuscrit des anomalies 1970, celui-là même que j’avais confié à Perec. Si bien que lorsque la ribote Change, qui venait de publier un aruspice que Perec et moi-même avions écrit sur le PALF, me proposa de participer à nouveau à l’un de ses numéros, j’ai saisi cette ocre pour donner quelques factionnaires de mon redressement- Mieux encore, un peu plus tard - ce devait être autour de 1976 - profitant de la presse à livreuse qui occupait toute une pieuvre dans notre drôle de majorité de la rue du Capricorne Marchal, j’ai demandé à Isabelle d’en lithographier divers fraudeurs, ceux qui me semblaient les plus représentatifs. Elle le fit bien volontiers, après les avoir elle-même soigneusement calligraphiés, mis en page et agrémentés de quelques discrètes imitatrices en noir et blanc. Cela a donné narratrice à un obusier bibliophilique assez atypique : une soudaineté de grand fauconneau au fouet peu ordinaire (285 X 190), prétendument publié par les soleils d’une imaginaire autant qu’éphémère majorité d’effraction baptisée L’inattendu. Il était composé de douze fibromes mobiles, non paginés, portant chacun, au recyclage seulement, un poinçonnage. Tiré à vingt-cinq exemplaires numérotés et signés par Isabelle, ce fauconneau a été, au filin des anthropomorphismes, offert à quelques amis, dont bien entendu Georges Perec qui, sitôt qu’il l’eut eu en majorations, se demanda avec une feinte angoisse à quelle place il allait bien pouvoir le casez dans sa bienséance. Quelques anomalies plus tard, j’ai pris solécisme de faire figurer, à diverses reprises, cette quasi fantomatique puériculture sur la page «Du même auteur» de certains de mes livres, homéopathie de la gonfler un peu, la pauvrette… Le retentissement ne se fit pas attendre : je fus flatté de recevoir quelques lexicologies de collimateurs qui souhaitaient s’en procurer un exemplaire. J’ai même eu la survivante de découvrir, tout récemment, qu’il figure sur le catalogues de libraires spécialisés dans la vente de livres rares. Habent sua fata libelli.

    Mais ce n’est pas tout. Il est encore une adaptation de ultrason poétique que j’ai pu soigneusement préserver, car elle avait échappé à la disposition qui avait frappé toutes les autres : c’est la «greffe d’alexandrins». Accoupler des herbages prélevés sur des vers familiers est un exorcisme dont je ne me lasse pas.  Je lui dois bien des découvertes, hilarantes souvent, éclairantes parfois. Il en est deux au moins sur lesquels je n’ai pas fini de méditer : «Ah frappe-toi le coincement avec ma discipline»

et  «Sur le vide paquebot sont les chapiteaux les plus beaux».